Because entrepreneur is a French word

Lorenzi Fabuleux Destin Puissance Intermédiaire

Le fabuleux destin d’une puissance intermédiaire

(extraits)

Jean-Hervé Lorenzi



    Les qualificatifs, c’est comme le destin, ça vous colle à la peau. C’est ainsi que, sans peut-être s’en rendre compte, Valéry Giscard d’Estaing, à l’époque Président de la République a sans doute fait basculer l’histoire de France. Sûrement pas dans le sens qu’il aurait souhaité. Tout simplement, parce que ce soir-là, ce soir du début du mois de juin 1979, il fut le premier, dans un discours limpide mais sans grâce, à transgresser une règle immuable depuis des siècles : celle de ne jamais évoquer la France autrement que comme une grande puissance. Les mots étaient lancés, ceux de puissance moyenne, dont on conviendra qu’ils n’excitent ni les cœurs ni les passions. En réalité, son discours était d’une incroyable subtilité puisque, dans la même phrase, il évoquait aussi la France comme grande nation… par la magie de la Communauté européenne. C’est bien connu, l’Europe n’est qu’un prolongement de la France, le bras armé de nos ambitions. En fait, c’est un vieux rêve pas totalement abandonné, celui de multiplier de manière quasi mécanique nos capacités économiques, diplomatiques et culturelles par le miracle d’une Europe, transposition de la France à l’échelle d’un continent.     Tout a été dit ce soir-là. Mais les vieux pays ont la peau dure et en scellant le sort de la France, peut-être scellait-il le sien propre, s’apprêtant à laisser la place à un homme qui continuait, lui, à faire rêver. Peut-être trop.

    Ce discours, bien que très peu l’aient entendu et encore moins retenu, portait en lui les germes d’une double interrogation : celle du rang d’un pays et celle du statut d’une nation, l’un jugé moyen, l’autre grand, par procuration. En réalité, le vers était dans le fruit et cette difficulté à se situer, donc à exister, allait traverser les trente années qui ont suivi.
    Les faits sont malheureusement venus corroborer l’intuition de Valéry Giscard d’Estaing et l’on doit juger sévèrement nos performances. Car les résultats économiques ne furent même pas moyens, à peine médiocres en réalité, traduits par un mince 1,5 % de croissance. Ajoutons à cela l’utilisation systématique du mot « crise » comme défausse, l’admiration sans bornes pour les autres pays, surtout s’ils sont éloignés. En quelques années – était-ce l’idée que l’on se bat moins lorsqu’on est moyen ? – l’économie française a largement perdu de sa compétitivité, de son originalité, de sa capacité innovatrice. Le système social français s’est perdu dans des conflits de plus en plus inconciliables. Nous avons battu tous les records de faiblesse de l’emploi des seniors et du taux de chômage des jeunes. Tout est devenu insoluble : les retraites, les dépenses de santé, la fonction publique, l’immigration, l’école…

    Bref, les trente dernières années ont été, au-delà des talents politiques individuels, une lente régression avec des performances moyennes, pas dramatiques, mais… moyennes.
    Il n’est que d’évoquer la perte très importante de parts de marchés dans le commerce mondial mais également dans celui de la zone euro et le diagnostic sera complet. Nous nous sommes perdus dans une lente atonie, sans drame mais sans gloire, dans une insatisfaction générale. Le discours d’une partie de l’élite est venu accompagner cette évolution, répétant inlassablement que la France était un pays que l’on ne pouvait réformer, une collectivité du passé, entourée d’ailleurs de nations qui ne valent guère mieux, à l’exception d’une Allemagne, redevenue le modèle.

    Quelle a été l’influence de ces termes de puissance moyenne sur la situation actuelle ? Ma conviction est qu’elle a été grande et négative. L’économie est une drôle de science dans laquelle le passé définit largement l’avenir, comme le font aussi ces mots que nous aimons : accumulation, croissance, stock de capital… En fait, les bons économistes regardent derrière eux pour comprendre les structures qui font l’avenir et la manière dont elles se déforment et se transforment. Reconnaissons alors que le terme moyen n’est ni porteur, ni surtout exact. Il faut lui substituer le qualificatif intermédiaire qui signifie à la fois le passé et l’avenir, un rang enviable dans les puissances du monde, et enfin période de transition. Nous sommes effectivement dans une phase de transition, comme le reste du monde, ni plus ni moins.

    Le titre de cet essai est emprunté à ce film sorti en 2001 qui met en scène une héroïne déterminée et convaincue que l’histoire se fait par soi-même ; au fond une femme libre de son destin et libre d’en faire une histoire fabuleuse. La métaphore s’arrêtera là.

    Encore faut-il construire le concept d’intermédiaire, sans ruse terminologique ni flatterie. Cela suppose que nous soyons capables de nous admettre tel que nous sommes : ni hyperpuissance, ni objet de dévalorisation ou d’auto-flagellation permanente. La France est et restera à vue d’homme entre la cinquième et la huitième place mondiale. Ça n’est pas si mal.
    Ceci nous ramène à plus de modestie que par le passé, et à la lucidité : ce rang de puissance intermédiaire est plus qu’honorable. Il est celui d’une puissance capable de produire, de diffuser et de convaincre, sur à peu près tous les plans, bien au-delà de ses frontières, mais sans aptitude ni prétention à l’hégémonie – qui est le propre des hyperpuissances. Bien se connaître, bien repérer ce que l’on est et ce que l’on n’est pas : c’est un programme en somme assez stoïcien, qui distingue ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous. Bien analyser le poids qu’on a dans la réalité du monde, sans forfanterie, mais sans excès de modestie : voilà ce qui nous manque depuis trente ans. D’où sont nés le mal-être, cette vision d’une société déclinante, cette conviction que nous n’avons plus la maîtrise de notre propre histoire et notre grande difficulté à vivre ensemble.
Nous sommes capables d’être extrêmement performants dans des secteurs d’activité variés, d’imaginer des développements technologiques tout à fait remarquables, de veiller à l’éducation, aux soins, à la protection de l’individu avec talent et générosité. Nous avons un modèle social, à adapter certes au XXIe siècle, mais dont les Français, toutes catégories confondues, doivent évaluer honnêtement la qualité intrinsèque.

    Et surtout, comme toujours, la chance peut tourner. D’une certaine manière, la crise, pour nous comme pour le projet européen, est une opportunité forte. Personne aujourd’hui n’a la moindre idée de ce que sera demain, c'est-à-dire 2012. Tout est possible dans le cadre d’un monde qui n’aura plus ni règles, ni comportements, ni ambitions comparables à ceux du passé. Cela ne signifie pas que nous devions changer de rang ou de statut, car nous restons une puissance intermédiaire, dans un monde partagé entre le souhait d’une gouvernance économique mondiale et les inévitables tensions qui perdurent pour le partage des ressources rares et de la croissance. C’est à ce point de rupture que se situe l’avenir des puissances intermédiaires.
    Le  moment est venu, si nous le voulons, de retrouver cette confiance en soi si déterminante à titre individuel et collectif. Nous faisons ici le pari que la société française est en fait très dynamique, mais qu’elle a perdu ses références et surtout la conscience exacte de ce qu’elle est.
    Nous proposons, à travers les huit chapitres qui suivent, d’esquisser un retour lucide, critique et positif sur nous-mêmes, et de faire une analyse de nos avantages comparatifs ; en un mot, pour retrouver le ton d’un économiste, de regagner notre compétitivité économique et sociale.